mardi 17 mars 2015

Compte rendu du séminaire INHA-IReMus du 4 février 2015

Du féminin dans la musique à Rome. La matrone et son instrument à cordes (lyre, cithare et luth) : un topos iconographique dans l’art funéraire
Christophe Vendries


En tant que spécialiste d’histoire sociale, Christophe Vendries fait appel aux représentations figurées pour interroger la place des instruments à cordes dans l’imaginaire social des romains. Il aborde en particulier la question de la place des femmes dans la société à travers la pratique musicale.

La question du genre a travaillé la théorie musicale romaine. Les traités qui nous sont parvenus de l’époque romaine impériale l’attestent. Aristide Quintilien par exemple aborda au IIe siècle après JC la question de l’éthique dans son traité de la musique. Sa théorie comportait une dimension sexuée (chap. 2) : le rythme était à l’harmonie comme le masculin était au féminin. Il existait des sons masculins (plus fermes) et des sons féminins (plus relâchés) ; de même il existait une division sexuée des tropes grecs (souvent improprement appelés modes) : le dorien, plus grave, convenait au caractère mâle ; le phrygien était féminin ; d’autres tropes étaient considérés comme intermédiaires. De tout cela le philosophe déduisait que — comme dans la société — le masculin dominait le féminin.
Les instruments de musique étaient eux aussi classés en fonction de leur tessiture et de leur puissance en catégories masculine, féminine et intermédiaire. Des contradictions apparaissent entre la théorie et la réalité organologique : l’aulos phrygien par exemple (hautbois) était classé dans le féminin alors que son pavillon en forme de corne délivrait un son plutôt grave.

Quel écho les discours théoriques ont-ils rencontré dans les autres sources (littéraires ou iconographiques) ?
Le mythe d’Achille à Skyros (invention postérieure à Homère, que l’on peut lire dans les Héroïdes d’Ovide ou l’Achilléide du Stace) donne un éclairage intéressant sur ce problème. Ayant reçu l’oracle du destin funeste qui l’attendait à Troie, Achille se cacha dans le gynécée du roi Lycomède, dans l’île de Skyros. Parmi les femmes, il se travestit et joua de la cithare jusqu’au jour où, à l’instigation d’Ulysse, le son d’une trompette vint brusquement réveiller les vertus martiales du héros.Les élites romaines ont pu faire appel à ce mythe pour justifier le jeu de la cithare par des hommes. Le thème du travestissement souligne l’importance du marqueur féminin qu’était l’instrument à cordes dans la société romaine.

Achille à Skyros, sarcophage du IIIe siècle, Paris, musée du Louvre, image Wikimedia.

Dans le monde gréco-romain existaient des spécialités musicales. Les aérophones n’étaient pas joués par des femmes. On leur confiait plutôt les instruments nécessitant des compétences limitées (tambourin, cymbales). L’épigraphie funéraire nous renseigne sur les pratiques musicales ayant une dimension professionnelle ; l’iconographie également.

Le lecteur pourra accéder à une version développée des points précédents en consultant l’article de Christophe Vendries, « Masculin et féminin dans la musique de la Rome antique : de la théorie musicale à la pratique instrumentale », Clio : femmes, genre, histoire, 25, 2007, URL : http://clio.revues.org/2362.

Dans l’iconographie des sarcophages existe une sorte de parité entre l’époux lisant son volumen et la femme jouant d’un instrument de musique à cordes. L’instrument à cordes conférait une dimension cultivée à l’épouse, il l’identifiait aux muses. Le jeu des instruments à cordes était également une métaphore de l’harmonie (concordia en latin) : l’harmonie du couple, l’harmonie sociale. C’était aussi un marqueur de jeunesse et de séduction.
Une source comme l’autel funéraire de Petronia Musa montre, par la louange épigraphique des talents musicaux de la dédicataire, une ambiguïté sur le statut dilettante ou professionnel du geste musical.
Découverte en 2004, une stèle de Dion (Macédoine) porte une inscription qui décrit exceptionnellement les attributs tenus dans la scène. On lit : « sous la main droite de son épouse, il a fait sculpter le nabilium, parce qu’elle a toujours cultivé les muses ». Il s’agit pour l’heure de la seule représentation figurée attestée de cet instrument[1].
Une autre source exceptionnelle a été découverte récemment : la stèle de Iucunda, à Segobriga. Iucunda était une esclave musicienne, à laquelle a été offerte par sa maîtresse une stèle digne d’une maîtresse de maison[2].

Au IIIe-IVe siècle, la lyre et la cithare cédèrent la place au luth dans les représentations. Le luth apparut en Égypte vers 1500 avant JC, puis arriva en Grèce vers 400 avant JC (où il prit le nom de trichordos). Il se diffusa dans les monarchies hellénistiques et parvint à Rome tardivement, où il fut nommé pour la première fois par Varron — pandura — à la fin du Ier siècle avant JC. Henri-Irénée Marrou a repéré leur apparition dans l’iconographie des sarcophages. Dans les représentations de banquets, à partir de 240-280 après JC les épouses ou les jeunes filles commencèrent à jouer du luth.
On ignore par quel processus étaient choisis les instruments représentés dans la sculpture des sarcophages pour les portraits d’époux. On peut se demander si le luth n’aurait pas été mis à la mode sous le règne de l’empereur Élagabal (IIIe siècle après JC, d’après l’Histoire Auguste 32, 8). Le luth apparaît également dans l’iconographie mythologique, comme dans le thème d’Amour et de Psyché, de Phèdre et Hippolyte. Les Néréides jouent également du luth dans des représentations de cortèges marins.
Cette vogue du luth jusqu’au début du IVe siècle reste inexpliquée. L’instrument fut toujours représenté comme joué de manière isolée. Aucune joueuse de luth professionnelle n’est attestée par l’épigraphie. On ne conserve aucun vestige archéologique de luth grec ni romain. On ne connaît pas non plus son accord. Surreprésenté dans l’iconographie de la province romaine d’Afrique (terres cuites, bronze, stèles, mosaïques, peintures murales), aurait-il transité par l’Afrique plutôt que par l’Orient ? Après ce moment liant fortement le luth et la femme dans l’iconographie, au Ve siècle, il redevint un instrument masculin. Ainsi de nombreuses zones d’ombre entourent cet instrument mal aimé des chercheurs, qui appelle de nouvelles études approfondies.


Sébastien Biay




[1] Christophe VENDRIES, « Une musicienne et son instrument à cordes sur une stèle funéraire de Dion en Macédoine. Enfin le nablium ? », Bulletin de Correspondance Hellénique, 128-129, 2004, p. 469-502
[2] Voir la photographie ici.

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