mercredi 25 mars 2015

Compte rendu du séminaire du 10 décembre 2014

L’orgue à glissières et le clavicythérium, deux exemples de pratiques singulières des claviers : une herméneutique de la phénoménologie instrumentale
Julien Ferrando 

            L'orgue à glissières et le clavicythérium sont deux instruments médiévaux très importants mais méconnus. C'est à la fois en tant qu'interprète et en tant que musicologue que Julien Ferrando s'est intéressé à la reconstitution de ces deux instruments anciens : ainsi, sa réflexion s'est d'abord basée sur l'existence ou l'absence totale d'iconographie. Si l'iconographie abonde en joueurs d'orgue à glissières, ce n'est pas le cas pour le clavicythérium, instrument à mi-chemin entre la harpe et le clavecin à table verticale. La démarche de Julien Ferrando a ainsi permis la construction du premier orgue roman à tirettes et d'un clavicythérium avec l'ensemble Diabolus in Musica[1].

L'orgue à glissière : un cas particulier de technique de clavier reconstitué par l'iconographie

Bref historique de l'instrument

L'orgue à tirettes ou orgue à glissières est le plus grand apanage des claviers européens. Au XXe siècle, il est considéré à tort comme un instrument archaïque qui ne permet pas de répertoire virtuose, alors que tout un pan du répertoire qui n'a pas encore été découvert. À cet égard, Marcel Pérès a œuvré pour redonner à l'instrument ses lettres de noblesse en participant à la construction du premier orgue roman à Moissac avec Yves Cabourdin en 1982, puis en 1993 à l'abbaye de Royaumont avec Antoine Massoni (figure 1). Ce dernier instrument de Royaumont représente une synthèse unique de tous les travaux hérités du XIe-XIIe siècles.



Figure 1 : l'orgue à glissières de Royaumont, © Michel Chassat

            L'orgue à glissières a vu le jour dans l'Empire Byzantin. Il sera introduit en Occident au VIIe siècle, ce qui témoigne du rayonnement considérable de la science byzantine dans la connaissance et la maîtrise de l'air, héritées de la Grèce, et particulièrement propices au développement de la facture instrumentale de l'orgue. En 757, Antoine V fait don à Pépin le Bref d'un orgue. C'est le moine d'origine byzantine Georgius qui apportera les éléments essentiels pour construire un instrument de ce type sous le règne de Louis le Pieux : dès lors, l'instrument se propage rapidement dans les plus grands centres liturgiques et s'y installe de manière durable. Il subsiste néanmoins une inconnue sur l'endroit où il était positionné (tribune ? En bas dans le chœur ?) : nous ne pouvons émettre que des suppositions.
            Au XIe siècle arrive le premier traité de construction d'orgue complet, le Shedula diversarum artibus du moine Théophile[2], qui a constitué la base du travail de l'orgue de Royaumont. Il s'agit du premier traité complet sur les constructions et les collages mais ne donne pas beaucoup d'éléments sur la tuyauterie. Le Mappae clavicula (fin Xe, bibliothèque humaniste de Célesta) est un traité de guerre qui complète celui de Théophile sur les matériaux utilisés pour la construction des orgues, écrit dans un contexte de guerre où les manuscrits constituent des témoignages de prisonniers de guerre reçus avec faste et déférence. Il signale la présence d'orgue qui nécessite des souffleurs avant de jouer, et aborde le problème de l'étanchéité en fonction des colles et des matériaux utilisés pour garder une pression constante. Cet orgue va être très présent, puisqu'on en trouve encore quelques traces XIIIe siècle, pour être progressivement détrôné par l'orgue à clavier.

Aborder le clavier à glissières : une herméneutique de la phénoménologie instrumentale

Outre la contextualisation de cet objet dans son environnement anthropologique, Julien Ferrando s'attache à la phénoménologie de l'instrument, c'est-à-dire à ses capacités à faire du son, ses techniques de jeu, le choix des répertoires, grâce à un aller-retour systématique entre la musique et les capacités de jeu de l'instrument, entre l'iconographie scientifique et l'aspect praticien. Aborder le clavier à glissières demande une certaine réadaptation pour les interprètes formés sur un clavier à touches, recherche d'autant plus complexe en l'absence de traité.
            Bien que l'on trouve des claviers à touches[3], l'utilisation du système à tirettes répond à un besoin spécifique pour la liturgie, qui s'est développé en même temps que les techniques d'écriture polyphonique et rythmique. Plus la rythmique va s'accélérer, plus la technique des tirettes va évoluer avec une grande virtuosité, avec une adaptation de la prise en main des tirettes. De plus, le jeu à glissières nécessite une certaine adaptation pour obtenir un enchaînement fluide des notes (figure 2). Les besoins musicaux de l'orgue à glissières diffèrent ainsi de l'organetto, avec un répertoire liturgique qui lui est bien spécifique.
            Pour découvrir le répertoire de l'orgue à glissières, il a fallu aborder cet instrument par la vocalité en travaillant sur le phrasé particulier et la vitesse d'exécution du chant grégorien, en essayant aussi des tropes de Saint-Martial et de petits organums très fleuris. Le jeu avec tirettes permet d'obtenir la même musicalité, la même fluidité, mais aussi les ornementations (virga, quilisma, répercussions…). La réflexion sur la technique sonore de l'instrument s'est basée sur la recherche d'une esthétique sonore homogène en travaillant en étroite collaboration avec les chanteurs.


Figure 2 : enchaînement de deux notes (sol-fa) avec deux tirettes

Approche interprétative par la position des mains d'après l'iconographie (IXe-XIIIe siècles)

L'apprentissage progressif de cet instrument a commencé par un premier repérage iconographique : pendant longtemps, la différenciation entre tirette et touche était confuse. Même si l'iconographie n'est pas abondante, on peut néanmoins tracer une ligne directrice entre les trois positions de main trouvées dans les sources manuscrites.
Les représentations du Psautier de Stuttgart, une des plus anciennes représentations occidentales de l'orgue, montrent un système de soufflerie avec l'arrivée et la distribution de l'air, et les tirettes comme dans le traité de Théophile. À la même époque, une autre représentation qui se trouve dans le Psautier d'Utrecht met à jour la tuyauterie ainsi que le conflatorium de l'orgue (endroit où l'air est comprimé et qui permet d'avoir une pression constante). Ces deux représentations sont faites sans perspective ni orientation pour montrer l'instrument et non sa réelle pratique. Dans la Bible d'Étienne Harding du XIIe siècle (figure 3), l'hexacorde part de C avec si et si bémol, toutes les notes sont au même plan. Il s'agit d'un des premiers témoins sur la forme « à manche d'épée » de la tirette (prise à pleine main), avec un système de blocage pour éviter que la tirette ne s'enfonce trop. La forme conique des tuyaux avec une ouverture très large se retrouvera à Royaumont, en utilisant du cuivre pur[4].


Figure 3 : détail de la Bible de Harding, Dijon BM ms 14, f. 13 v.

Figure 4 : empoignement de la tirette « à manche d'épée » dans la Bible de Harding.

La Bible de Pommersfelden (XI-XIIe s.) offre une représentation très simpliste du système d'hexacorde et des tuyaux. En revanche, la position des mains a évolué vers une prise de la tirette par le bout des doigts pour gagner du temps, comme un deuxième stade dans la recherche d'une meilleure dextérité du jeu organistique – on trouve également des crochets pour mieux agripper les tirettes. Cette nouvelle position de mains se retrouve dans la Bible de Cividale de Friuli du XIIIe siècle (figure 5), dont l'orgue représente symboliquement un double clavier de part et d'autre de l'orgue, différent de l'habituelle disposition des deux claviers côte à côte. Peut-on y voir une tentative pour effectuer les rythmiques du XIIIe siècle ? Le changement d'écriture polyphonique rythmique pourrait expliquer cette nouvelle disposition de l'instrument. En revanche, le répertoire pratiqué à l'orgue reste incertain : s'agit-il d'improvisation et non d'un accompagnement du chant, ou encore d'une alternative au chant autour des psalmodies et tons psalmodiques (bourdons à la quinte, dans le grave, avec une improvisation au-dessus) ?



Figure 5 : Psautier de Sainte Elisabeth, Museo Archeologico Nationale, Cividale dei Friuli, f. 295r.


Figure 6 : prise de main de la tirette dans la Bible de Cividale de Friuli


Figure 6 bis : prise de main de la tirette avec crochets

Enfin, le Psautier de Munich du XIIIe siècle (figure 7) montre une tenue de tirette avec le pouce, l'index et le majeur, par le haut ou par le bas. Ce mélange de jeux pourrait s'expliquer par la présence de deux types d'écriture (teneur grave en valeurs longues ; voix supérieure en valeurs courtes pour deux constructions mélodiques différentes). Sur ce point, des recherches sur la fonction de ces positions de mains par rapport à l'arrivée d'air seraient à faire, sachant que l'instrument ne peut pas faire plus de trois voix.



Figure 7 : München Universitätsbibliothek, cod. ms 24 f. 2r.


Figure 8 : prise en main de la tirette dans le Psautier de Munich

Comment reconstituer une technique de jeu à partir de l'instrument sans véritable iconographie ? Le cas du clavicythérium

Cet instrument est une sorte de « harpe à clavier » médiéval qui peut rappeler le clavecin du XIIe siècle par son orientation verticale, or les origines du clavecin médiéval et du clavicythérium se confondent. À cette première incertitude s'ajoute le fait que les théoriciens de l'époque parlent peu de cet instrument et ne le distinguent pratiquement jamais du clavicymbalium. Enfin, le plus ancien clavicythérium, conservé au musée instrumental du Royal College of Music de Londres, n'est pas entièrement d'origine puisque son clavier a été construit à Venise au XVIIe siècle : on ne peut donc se référer à cet instrument pour les questions de ficta et d'octaves courtes.

            L'exemplaire présenté par Julien Ferrando est une copie fabriquée en 2007 avec l'ensemble Diabolus in Musica pour un but bien précis : rejouer les chansons de Guillaume Dufay dans un contexte historique valable. En effet, nombre de ses chansons ont été diminuées et transcrites pour orgue au XVe siècle, et en particulier dans les manuscrits allemands pour orgue[5] qui offrent un large éventail de possibilités d'improvisation.

Apparition progressive du clavicythérium dans les traités et témoignages

Le clavicythérium est constitué d'une harpe avec une caisse verticale assez fine. Son volume sonore n'est pas très puissant. Le mécanisme est constitué sur un système sans ressort, essentiellement basé sur le poids du mécanisme qui retombe sur la touche avec un sautereau. D'après des traités du XVIe siècle, les cordes étaient traditionnellement en boyau : on en trouve un exemple dans le traité des instruments de Virdung[6] qui parle de clavicythérium cordés en boyau.
            On ne trouve pas de témoignage sur le clavicythérium avant le XIVe siècle, mais certains éléments se confondent avec l'échiquier[7]. Le premier témoignage d'un clavier à cordes vient du roi Jean II d'Aragon, qui signale dans une lettre de 1388 une sorte de « harpe à clavier qui ressemble à un orgue ». Nicolas Meeùs pense à ce sujet qu'il ne s'agit pas forcément de la forme de l'instrument mais la présence d'un clavier qui est évocatrice. Julien Ferrando avance également l'hypothèse d'une imitation de l'organetto, qui peut également se porter. Il faut également prendre en considération le fait que l'échiquier a une sonorité particulière car il actionne trois cordes pour une note.
            C'est à partir du XVe siècle que des éléments sur le clavicythérium apparaissent : en 1460, Paolus Polirinus évoque dans différents traités des instruments le clavicythérium en ces termes : « stans in eructum et surso ». Il est intéressant de noter que cette évocation est concordante avec l'émergence des traités de construction d'orgue, de clavecin médiéval. Le premier à décrire et à représenter véritablement le clavicythérium est Virdung. Il montre l'octave courte, et toute la partie du bas qui est modulable en fonction de la pièce jouée (sur les cinq dernières notes).

À la recherche d'une iconographie …

Aucune iconographie explicite de cet instrument n'existe, mais dans plusieurs cas nous pouvons nous interroger sur la nature de l'instrument représenté.
Anges musiciens de l'église Notre-Dame de Bulat à Bulat-Pestivien (XVe s.) : la perspective pose problème dans la mesure où le vitrail a été conçu pour être vu d'en bas, la photographie prise à la hauteur du vitrail fausse donc ce point de vue. Aucune différence n'existe entre le clavicythérium et clavicymbalium dans l'orientation des caisses. De plus, les restaurations successives ont du fausser les données. Seules les touches noires du clavier sont représentées.
Ange au clavicythérium portatif à Fefermarkt en Autriche : l'instrument de cette sculpture sur bois rejoindrait le témoignage de Jean II d'Aragon sur une sorte l'orgue portatif à clavier. Mais d'après les travaux des historiens sur les restaurations, les relevés d'avant montraient un organetto, voire un psaltérion avant l'incendie du XIXe siècle. Il n'y a donc aucune authenticité historique.

D'autres traités que celui de Virdung évoquent le clavicythérium par l'expression « harpe à clavier ». Comment jouer de cet instrument ? En effet, on peut le faire sonner en jouant du clavier, mais également en pinçant ses cordes. À la même époque, le harpion des harpes médiévales a vu le jour pour jouer les ficta. Avec la scala generalis, le clavier devient chromatique et offre une large palette pour aborder le répertoire complexe du XVe siècle (Ars subtilior, Dufay, etc.). La qualité de timbre est très originale par les deux techniques de jeu, entre le plectre du clavier (en plume) et le doigt pour la harpe, même s'il n'y a pas d'étouffoirs. Le développement du clavicythérium est à situer dans un contexte où émergent virtuosité et expérimentation instrumentales, notamment avec l'hésitation entre un jeu avec plectre ou avec le doigt qui bascule au cours du XVe siècle. Ainsi, plusieurs questions se posent autant au facteur et qu'à l'interprète par rapport au choix et à la taille des plumes pour la dureté (cygne ou oie ?), l'endroit où la corde doit être pincée si l'on adopte le « jeu de harpe », l'adaptation au bruit du mécanisme du clavier, etc.

Extraits musicaux

Dans ces deux extraits, Julien Ferrando alterne entre un jeu de cordes pincées (comme une harpe) et un jeu sur le clavier du clavicythérium, jouant sur l'ambiguïté de l'expression « harpe à clavier » des traités médiévaux.

« De ce fol penser », De ce que fol pensé remaynt (album en cours d'édition) Pierre des Moulins, Codex Faenza (fin XIVe).

« Ein frolein edel von Naturen », De ce que fol pensé remaynt (en cours d'édition), Anonyme, Lochamer Liederbuch, XVe.


Mariko Lepage
étudiante en master 2 de musicologie




[1]    « Entre 2002 et 2005, [Julien Ferrando] est résident à l’abbaye de Royaumont dans le cadre d’un projet de recherche sur l’interprétation et l’évolution des répertoires de l’orgue médiéval roman », étape fondamentale dans son travail autour des reconstitutions d'instruments médiévaux. Voir la page qui lui est consacrée sur le site de l'Ensemble Mescolanza (dernière consultation le 20 décembre 2014) : http://www.ensemblemescolanza.com/musiciens/julien-ferrando/
[2]    Manuscrit Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Codex Guelph Gudianus lat. 2° 69 (f° 86-114v). Outre la technique de construction d'orgue, le traité de Théophile constitue une source fondamentale pour tous les autres aspects de la construction d'une église (édifice, vitraux, …). Il s'agit avant tout d'un ouvrage de praticien, qui n'est pas destiné à l'enseignement.
[3]    Notamment avec le clavier à équerre que l'on trouve chez Héron d'Alexandrie au IIe siècle après J. C., signe de l'héritage grec.
[4]    La technique du cuivre pur a été expérimentée grâce à un cuivre extrait dans le Michigan pour faire des mesures très précises, et pour être ensuite fondu d'après les indications de Théophile.
[5]    Les deux principales sources sont le Lochamer Liederbuch et le Buxheimer Orgelbuch.
[6]    Sebastian Virdung, Musica getutscht und außgezogen, Basel, 1511.
[7]    Cf. l'article de Nicolas Meeùs, « The Chekker », The Organ Yearbook XVI, 1985, p. 5-25, dont la version française est disponible à l'adresse suivante (dernière consultation le 22 décembre 2014) : http://www.plm.paris-sorbonne.fr/IMG/pdf/nmechiquier-2.pdf

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