mercredi 17 septembre 2014

Compte rendu du séminaire du 30 avril


Le pouvoir du chant liturgique à l'époque carolingienne
Frédéric Rantières

La question du pouvoir du chant liturgique dans une époque donnée fut le point de départ de cette recherche. Frédéric RANTIÈRES a choisi de se concentrer sur l’époque carolingienne, en raison de l’étendue considérable des corpus textuels qu’elle présente aujourd’hui sur le chant ecclésiastique de l’Église latine. Il nous a présenté ainsi le fruit de  ses recherches témoignant d’une distinction entre trois grands courants de pensée qui diffèrent des trois approches que l’on trouve généralement dans l’historiographie sur le chant grégorien.
            1) Le premier courant prend racine dans la théorie platonicienne des nombres qui sont à l’origine du rythme des mots, de l’ambiguïté du nombre et de la manière dont se manifeste le son dans la parole, dans le rythme en lui-même et dans le rythme des mots latins.
            2) Le courant liturgique se concentre pour sa part sur la manière dont l’image doit être présente à l’esprit du chantre lors de l’acte vocal. Un pouvoir symbolique et affectif est ainsi attribué à chaque acte vocal en référence à une figure biblique. Cette méthode d’interprétation nous interroge sur la manière dont le chantre peut s’inspirer de ces figures pour interpréter le chant.
            3) Le courant didactique étudie quant à lui la manière dont les chantres doivent mettre en pratique le chant et transmet des préceptes utiles à sa pédagogie. Il nous interroge également sur la façon dont les sons doivent s’harmoniser entre eux selon la théorie des modes, de sorte que l’harmonie (concentus) qui s’en dégage exerce un charme voire un pouvoir sur l’auditeur.
Le premier courant est le fruit de la relecture carolingienne des six livres du De musica d’Augustin, qui s'est intéressé dans cet ouvrage aux rythmes des mots et des vers de la langue latine. Cela intéresse en premier lieu les pédagogues du latin et du chant liturgique qui trouvent dans le nombre des syllabes et l’alternance des valeurs longues et brèves l’origine de la bonne modulation du chant, le bene modulandi ou bene movendi, l’art de bien moduler ou de bien mouvoir la voix :
« La musique est la science de la bonne modulation (De musica I, II, 2) ». C’est pour cela que la modulation est nommée de cette manière. Il n’existe pas de mesure autrement que dans les choses qui se produisent par un mouvement. Voilà pourquoi il convient de dire que la modulation est une certaine maîtrise du mouvement. Par conséquent, la science de la modulation est la science du bon mouvement[1]. »
Le mouvement des valeurs longues et brèves et des intervalles que l'on entend dans la modulation reparaît dans la conclusion du 5ème  et l’introduction du 6ème livre de saint Augustin sur la musique sous l’angle de la métaphysique plotinienne[2]. Dans Le 6ème  livre, les rythmes des mots sont comme les images sensibles des nombres éternels. Cette explication philosophique présente la notion de nombre éternel comme une entité immatérielle qui serait à l’origine de tout nombre sensible résonnant dans les rythmes. Augustin précise que les nombres éternels résident dans l’âme de manière incorporelle. L’expérience sensible des nombres éternels et leur connaissance abstraite sont censées extraire la conscience des sens de la chair et la faire s’élever jusqu’à la contemplation du monde éternel qui ne relève plus des sens, en la faisant se tourner vers un amour immuable de la vérité et de Dieu.
Pour les auteurs carolingiens, le rythme bien prononcé développe le pouvoir anagogique qui se tient en germe dans la vertu intrinsèque du texte biblique. Le rythme bien prononcé permet en fin de compte d’amplifier les propriétés divines du texte. Isidore de Séville (560-636), qui servira de première référence aux auteurs carolingiens, reconnaît que la propriété divine du texte est censée à elle seule déclencher le sentiment de piété[3]. Si l’interlocuteur n’est pas réceptif au message divin, le chant peut néanmoins canaliser son attention et lui transmettre le sentiment que véhicule le message divin, en référence au Xe livre des Confessions de saint Augustin, « afin que par les plaisirs des oreilles, l’esprit plus affaibli s’élève vers le sentiment de piété »[4].
Le chant liturgique devient ainsi un moyen de préparer le fidèle à mieux recevoir le message religieux, en opérant en lui une sorte de lâcher-prise. Les actes auxquels son texte se réfère confèrent de même à la voix tout son pouvoir symbolique. Des figures bibliques tel David servent également d’autorité et légitiment le pouvoir institutionnel du chantre, le prophète étant selon l’adage d’Isidore « le premier des chantres et le trésor des psaumes »[5]. Chez un auteur comme Amalaire de Metz, le chantre opère chez l’auditeur un chamboulement affectif tel que l’on pourrait le comparer à celui que provoque le laboureur lorsqu’il retourne la terre avec le soc de sa charrue[6].
Quant au courant didactique, le traité le plus important reste la somme de la Musica disciplina[7]. Son auteur, Aurélien de Réome, s’intéresse tout particulièrement à la structure et aux paramètres de la phrase musicale, à l’appui de la grammaire et des mathématiques. On y trouve notamment les termes ‘note’ et ‘ton’. Ce dernier désigne la plus petite partie de la phrase musicale, en comparaison avec la lettre qui forme les mots de la phrase et l’unité qui constitue la chaîne des nombres. Ce courant se concentre essentiellement sur les paramètres qui concourent à la bonne mise en acte du chant ecclésiastique, à l’appui des préceptes transmis par Boèce dans le De institutione musica.

 Mohamed Hamrouni
étudiant en master 2 de musicologie




[1] Augustin, Aurellii Augustini Praecepta artis musicae, éd. par Giuseppe Vecchi (Bologna, Italie: A. M. I. S., 1986) I, 5-16, p. 1-49, p. 19.
[2] Augustin, La musique, De musica libri sex, dans Œuvres de saint Augustin, éd. par Guy Finaert et François-Joseph Thonnard (Paris, France: Desclée De Brouwer, 1947) V, 28, p. 348-349; VI, I, 1, p. 356-357; VI, 2, p. 360-361.
[3] Isidore de Séville et Pierre Cazier, Sententiae (Turnholti i.e. Turnhout, Belgique: Brepols, 1998) III, 7, De oratione, p. 33, p. 228.
[4] Augustin et Aimé Solignac, Confessions, trad. par Eugène Tréhorel et Guilhen Bouissou (Paris, France: Etudes augustiniennes, 1992) X, 33, 50, 9-10, p. 230-231.
[5] Isidore de Séville, Sancti Isidori episcopi Hispalensis De ecclesiasticis officiis, éd. par Christopher M. Lawson (Turnholti i.e. Turnhout, Belgique: Brepols, 1989) I, V, De psalmistis, 1-10, p. 6.
[6] Amalaire de Metz, De officio missae, dans Amalarii episcopi opera liturgica omnia, éd. par Jean Michel Hanssens, 3 vol. (Città del Vaticano, Saint-Siège (Etat de la cité du Vatican): Biblioteca apostolica vaticana, 1948) II, Liber officialis, XI, 14, 31-33; XI, 20-21, 35-6, p. 296-299 .
[7] Aurélien de Réome, Musica disciplina, par Lawrence Gushee (AIM, Corpus scriptorum de musica 21, 1975).

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