lundi 30 juin 2014

Compte rendu du séminaire du 30 avril

La performativité du chant liturgique carolingien dans les sources philosophiques, liturgiques et didactiques
Frédéric Rantières

La thèse de Frédéric Rantières propose une étude des traditions manuscrites carolingiennes relatives au chant liturgique. L’étude des trois courants qui se dégagent de sa recherche nous permet d’aboutir à une synthèse des conditions de la performativité du chant grégorien à l’heure carolingienne.

Quels sont les trois courants représentés dans la tradition manuscrite ?

Le premier courant est celui qui est centré autour de six livres du De musica d’Augustin. Les cinq premiers livres consacrés au rythme des mots et des vers intéressent en particulier les pédagogues du latin et du chant liturgique, qui voient dans les nombres des syllabes et dans l’alternance des valeurs longues et brèves qu’elles font entendre l’origine de la bonne modulation du chant. Les rythmes qui ressortent des mots deviennent dans le sixième livre comme les images sensibles de nombre éternels, qui résident dans l’âme sous forme d’entités incorporelles.
L’approche augustinienne du rythme devient ainsi le germe du renouveau de la réflexion philosophique sur le rythme du latin, que l’auteur investit d’un pouvoir anagogique. Chez les auteurs carolingiens, la propriété anagogique du rythme est à l’origine de la vertu intrinsèque du texte biblique, que le chantre décuple par l’art de la modulation.

Le second courant appartient à la littérature herméneutique sur la liturgie. Les auteurs inscrits au sein de ce mouvement très prolixe cherchent à interpréter la signification des actes accomplis durant la liturgie, et attribuent notamment à l’acte vocal une fonction symbolique, qui lui confère son pouvoir au sein du rituel.
Les auteurs entrecroisent ce système de pensée avec une réflexion continue sur le pouvoir affectif que le chant exerce sur les auditeurs, en vue de déclencher le sentiment de la componction. Ce terme qui est mal connu aujourd’hui, désigne une étape importante par laquelle le fidèle se convertit intérieurement à Dieu.
Dans les sources interprétatives, c’est en somme la componction qui constitue la condition essentielle du pouvoir affectif du chant, dans la mesure où elle renforce la puissance du sentiment qu’il véhicule. La prise en considération du pouvoir physique des sons, en tant que rythme des mots et modulation de tons, et de leur interaction avec le sentiment qu’exprime le chanteur est caractéristique du courant herméneutique, qui présente au lecteur une approche équilibrée de trois paramètres de la performativité du chant. Cet aspect ne se retrouve pas dans la littérature didactique, qui traite le chant grégorien sous le seul angle de sa nature matérielle, en mettant le plus souvent de côté ses fonctions affective et émouvante.

Le troisième courant regroupant les premiers traités didactiques sur le chant ecclésiastique est encore naissant à l’époque carolingienne. Certaines études sur le chant grégorien ont trop souvent tendance à réduire leur approche de cette tradition à cette étape de rationalisation du son musical, qui bien qu’importante, ne doit pas occulter les autres courants de réflexion. L’apport de cette méthode d’analyse fut une avancée très importante vers la conceptualisation des paramètres qui organisent la phrase chantée. Elle est à l’origine de l’emploi dans la pratique du chant de termes qui font date dans l’histoire de la musique comme ceux de « note » et de « ton », dont l’usage médiéval a perduré sans discontinuer jusqu’à aujourd’hui. Les auteurs déterminent les paramètres que le praticien avisé doit respecter au moment de l’acte vocal. Ces derniers résident pour l’essentiel dans la maîtrise des intervalles entre les sons, dans l’application de la théorie des huit modes byzantins qui assurent l’unité entre les versets de la psalmodie et les antiennes, ainsi que dans le respect scrupuleux des normes de prosodie, transmises par les grammairiens antiques et tardo-antiques.

L’intention intérieure demeure au centre des raisonnements, notion forte de la Règle de saint Benoît, et constitue la clé permettant d’entrer dans le discours carolingien sur les affects du chant grégorien. Sa vertu réside dans le fait de déclencher la componction chez les auditeurs, et de favoriser en eux le processus de conversion intérieure vers Dieu. Les concepts augustiniens de bene dicere et de bene modulandi apportent également aux commentateurs des données sur le pouvoir intrinsèque du chant, que le chantre décuple au moyen de son art vocal. Les données reprises du De musica servent pour l’essentiel de fondements à la dimension artificieuse de la voix du chantre, qui réactive au moment de l’acte les propriétés internes du texte biblique et de l’harmonie contenue dans la modulation.

Cette thèse propose donc d’établir une synthèse des paramètres qui interagissent dans la question du pouvoir du chant grégorien à l’heure carolingienne.



Aymen LOUATI
étudiant en Master 2 musicologie

vendredi 27 juin 2014

Compte rendu du séminaire du 30 avril

La représentation du Verbe à l'époque carolingienne : Verbe en image et images du Verbe.
Anne-Orange Poilpré


Introduction
Dans le christianisme médiéval, confronter l'infinie beauté du Verbe divin et la basse matérialité de l'image, la non noblesse des matériaux, pourrait paraître contradictoire. En effet la représentation de Dieu est en principe interdite dans les religions monothéistes. Dieu est invisible, il est impossible de le contempler ni de le nommer. Dans l’Ancien Testament, Dieu se manifeste à l'humanité surtout de façon sonore, par la parole : il est le Verbe, il est à la fois intérieur et extérieur à l’univers. Lorsqu'il se manifeste de façon visuelle, c'est sous la forme de phénomènes surnaturels, comme une colonne de feu (traversée de la mer rouge par les Hébreux), ou d’un buisson (Moïse et les dix commandements).

Par ailleurs, dans le cadre de la production d'images au Moyen-Âge, il faut rappeler que transformer de la matière était considéré comme n'étant pas aussi noble que de produire et manipuler de la pensée.  Pourtant la représentation iconographique de Dieu relève d'un lieu commun depuis le IIIe siècle tant en Occident  qu'en Orient. Le Christ devient une image parfaite de Dieu le Père, puisqu'il est le Verbe incarné. Dans la mesure où Dieu traverse la condition humaine (par son incarnation dans le Christ) une dialectique s'instaure entre l'invisible et le visible incarné. C'est alors que la présence de Dieu parmi les hommes a cherché à être représentée. Le témoignage des actions du Christ est transcrit dans les Évangiles, pour les générations à venir. Pour les penseurs médiévaux, l'Ancien Testament préfigure le Nouveau Testament "pour qui sait le lire". Dans les bibles ou évangéliaires carolingiens, les illustrations vont donc mettre en lien le figuré (l'image), le verbe (le texte) et le Verbe (la parole divine.)

Le corpus étudié comprend les illustrations d'une série de manuscrits écrits pendant le règne de Charles le Chauve (début du IXe siècle à 877, mort de Charles le Chauve). Ils proviennent du scriptorium de St Martin de Tours. Les manuscrits composés dans cette abbaye étaient destinés aux grands personnages de l'époque (roi, pape...),  ils sont donc très précieux, de grandes dimensions et richement enluminés. Une volonté de fidélité à la vulgate de saint Jérôme se manifeste dans l'édition et la correction des textes bibliques par Alcuin.

Avant l'époque carolingienne, les premières églises paléochrétiennes vont aborder la visibilité du divin de deux façons : d'une part, de façon synthétique (notions théologiques et règne divin) et de l’autre, de façon narrative, comme illustration des textes. 

Les images synthétiques
Les images synthétiques donnent à voir des choses invisibles, des abstractions mentales. En effet, comment représenter le règne christologique, qui se place hors de toute conception temporelle? Nous avons ainsi une production conceptuelle et non narrative. On ne peut comprendre les images que si l'on effectue une lecture approfondie des textes qui les accompagnent.

Dans les manuscrits carolingiens, l'un des exemples les plus fréquents de ces images synthétiques est la Majestas Domini (Christ/Dieu en majesté), comme par exemple dans la Bible de Moutier-Grandval (Brit. Mus. add. 10546 f 352v). Le Christ est représenté au centre de l'image, à l'intérieur d'un médaillon, assis sur un globe et tenant en ses mains un livre. Cet ensemble est à l'intérieur d'un losange. Aux quatre coins (selon les axes vertical et horizontal) se trouvent les quatre Vivants. Dans les quatre coins du rectangle qui délimite l'image se trouvent les quatre prophètes Isaïe, Daniel, Jérémie et Ezéchiel dans des cercles.

La figure du Tétramorphe apparaît dans le quatrième chapitre de l'Apocalypse de Jean. Ce sont les Vivants, quatre créatures ailées (un lion, un taureau, un aigle et un homme). Ils sont associés aux évangélistes dès le IIe siècle. Irénée de Lyon dans Contre les hérésies, voit la présence divine dans la création du monde par la récurrence du nombre quatre : les quatre parties du monde, les quatre points cardinaux, les quatre vents... L'église est elle-même soutenue par quatre colonnes qui soufflent l'incorruptibilité. Il montre ainsi la nécessité et la perfection d'une quaternité. Les quatre évangiles sont donc les quatre formes d'un même témoignage, comme la créature à quatre physionomies (lion/taureau/aigle/homme) de la première vision d'Ezéchiel qui inspira les quatre Vivants de l'Apocalypse. C'est à cette époque que l'association des évangélistes au Tétramorphe s'opéra. Les quatre créatures forment un tout, comme la cohérence des quatre Evangiles, et chacun des quatre évangélistes décrit la vie du Christ selon son tempérament.  Cette quaternité est à la fois nécessaire et cohérente.

On retrouve cette même analyse de la symbolique du chiffre quatre chez Jérôme, Ambroise et chez plusieurs autres exégètes de l'antiquité tardive. Ces auteurs ne commentent que très peu le texte de l'Apocalypse mais lorsqu'ils parlent des évangiles, ils évoquent tous ces créatures. Le Christ représenté avec le Tétramorphe est une des plus anciennes représentations synthétiques de l'art chrétien.

La plus ancienne occurrence de la Majestas Domini se trouve dans l'abside de l'église Sainte Pudentienne à Rome (mosaïque du début du Ve siècle). Le Christ en gloire est représenté au milieu du collège des apôtres. Au-dessus d'eux, sont représentés les quatre Vivants. Ce collège apostolique est une représentation de l'église primitive et de l'église idéale. Sa présence sur l'abside instaure une filiation spirituelle entre les apôtres, le clergé et les fidèles. Le clergé a ainsi un lien avec le Christ dans son ascendance avec celui-ci. Du reste, les premiers évêques étaient les apôtres. 

Dans l'iconographie des IIIe et IVe siècles, par exemple sur les tombeaux des catacombes, seuls Pierre et Paul sont reconnaissables grâce aux traits caractéristiques de leur visage. En revanche, le Christ est seulement identifiable par l’action qu'il est en train d’accomplir et non par sa physionomie. Dans les catacombes de Naples, un médaillon datant de 450 représente la croix avec le Tétramorphe. A l'époque carolingienne, l'iconographie du Christ avec le Tétramorphe ne s'exprime plus seulement à l'échelle monumentale mais également à l'échelle plus réduite des manuscrits. On trouve par exemple le Tétramorphe dans les représentations des évangélistes-auteurs au travail. L'auteur écrit et au dessus-de lui, son Vivant associé tient un phylactère. 

Dans la Bible de Bamberg, nous avons une variante intéressante de la Majestas Domini : il s'agit d'un  agneau en lieu et place du Christ avec les instruments de la passion. Cette représentation détermine, au cœur du système symbolique, la vision sacrificielle et rédemptrice de la Passion. L'agneau représente la victime parfaite, le Christ, qui va complètement transformer la destinée du monde. Le calice présent sur l'image évoque celui dans lequel a été recueilli le sang du Christ. Cette coupe établit donc un lien étroit entre la vie du Christ, sa Passion, et le culte car c'est bien un calice qui est utilisé pour la transsubstantiation du vin en sang du Christ lors de la messe. Ici encore c'est l'approche conceptuelle qui prime sur le narratif.  

A l'époque carolingienne, il est important de noter que nous assistons à l'apparition d'un nouveau motif, le losange ou carré sur coins, qui vient structurer certaines images au centre desquelles apparaît le règne du Christ. Ce type de losange devient récurrent dans les manuscrits tourangeaux, notamment dans les bibles commandées par de grands commanditaires tels le Pape, Charlemagne etc... Dans les écrits d'Alcuin et de Raban Maur, le losange est considéré comme une représentation du monde car c'est une figure à quatre cotés, quatre coins (les quatre parties du monde, les quatre points cardinaux). Le losange prend aussi un sens d'ordre symbolique : la géométrie, les mathématiques permettent de comprendre le monde qui a été créé par Dieu selon le nombre le poids et la mesure (Sg XI,21). De par l'Incarnation, un nouvel ordre est donné par le Christ au monde, comme l'atteste la position assise du Christ sur le globe-monde terrestre. La présence du Christ au centre de ce losange lui donne la position d'étalon, de mesure du monde.

La Majestas Domini de la bible de Moutier Grandval ouvre le Nouveau Testament. Elle symbolise l'idée d'incarnation de Dieu par le Christ : Dieu devient donc visible. La présence du Tétramorphe-évangélistes ainsi que celle des quatre grands prophètes qui annoncèrent le Messie assure une ascendance divine aux textes de l'Eglise. Cette représentation affirme la cohérence entre Ancien Testament et Nouveau Testament, et confirme la véracité des évangiles et leur caractère spirituel fondamental pour la communauté des croyants. Cette image synthétique revêt donc un fort caractère dogmatique, par l'exégèse qu'elle propose dans la réunion Ancien/Nouveau Testaments.

Les images narratives
Après avoir pris conscience de la force conceptuelle des images synthétiques, nous constatons qu'il existe également une approche narrative des images, mais qu’elle concerne uniquement l'Ancien Testament. Il n'existe aucune image narrative dans le Nouveau Testament. Dans les manuscrits tourangeaux, on trouve de telles enluminures sur le frontispice du livre de la Genèse. Il est divisé en quatre registres qui relatent l'histoire d'Adam et Eve au jardin d'Eden jusqu'à ce qu'ils en soient chassés. Sont représentés la création d'Adam et Eve, l'avertissement divin au sujet du fruit de l'arbre, l'interdiction bafouée et les anges qui les chassent du paradis. A partir de ce moment, ils ne sont plus nus : ils portent des vêtements, et deviennent des mortels. Exceptés les Majestates, c'est le seul endroit de la Bible où Dieu est représenté sous la forme du Christ. Le Verbe est à l’œuvre dans la Création : il façonne Adam et Eve, il partage avec eux un espace oral et visuel concret. Mais lorsque cette cohérence est rompue par le péché, Dieu disparaît. Par la suite, il ne va plus se manifester de façon visuelle mais sonore. Par exemple, dans la Bible de Bamberg (830), nous avons une main qui surgit de l'angle du dernier registre, alors que juste au-dessus, Dieu est bien visible. En sortant du paradis, l'humanité a perdu le contact visuel et physique avec Dieu. Ce contact physique et visuel sera rétabli par le phénomène de la réincarnation.

Au fil des textes, nous avons d'autres représentations où seule la main de Dieu apparaît, comme celle de Moïse recevant les Tables de la loi. Il faut rappeler que la prise de parole, depuis l'Antiquité et au sein du christianisme, est représentée par un doigt levé. La parole descend donc dans l'espace humain pour transmettre quelque chose sous forme d'objet : la main de Dieu donne à Moïse un rouleau, symbole iconographique de cette parole.

Nous n'avons aucune information sur le rôle des artistes et les commanditaires dans la production des illustrations de ces enluminures. Ces manuscrits et grands livres devaient être très peu manipulés et n'étaient pas destinés au grand public.


La production d'images sacrées s'avère être très complexe et il est probable que certains artistes étaient particulièrement instruits et qu'ils jouissaient d'un statut social bien plus élevé que celui de simples transformateurs de matières.  


Olivier Rosset & Joëlle Come
étudiants en Master 2 musicologie

mardi 3 juin 2014

Compte rendu du séminaire du 2 avril

La notion de "musicalité" dans la sculpture romane
Sébastien Biay

            Le mercredi 2 avril, lors du séminaire de l'équipe Musiconis, l'historien de l'art Sébastien Biay, est intervenu afin d'évoquer la notion de musicalité dans l'art du haut Moyen Age et de l'époque romane. 
            La problématique dégagée de son intervention s'est cristallisée autour de l'ornemental dans l'image préromane et romane, reprenant ainsi la théorie de l'ornemental élaborée par Jean-Claude Bonne[1]. La difficulté du questionnement sur l'ornemental vient de la place que l'on accorde à celui qui observe l'image. Cette difficulté rejoint l'idée de la place à accorder aux différents éléments qui constituent un objet. Sébastien Biay nous en a fait part en commentant un chapiteau de l'abbaye de Conques représentant une scène musicale, constituée aussi d'éléments annexes, comme les végétaux. On observe alors bien la notion de strates différentes au sein d'une image. Une strate la plupart du temps narrative ou historique, ontologique en somme, et une autre strate ne prenant pas place dans la réalité de la première mais évoluant en parallèle de celle-ci. C'est cette deuxième strate qu'occupe l'ornemental. N'étant pas partie prenante de la scène représentée, quel est le rôle de l'ornemental ? Sa place peut être purement décorative, l'artiste aura pu l'utiliser pour remplir des espaces vides, mais il peut aussi avoir un rôle plus structurel, comme un commentaire non littéral de la scène représentée.
            Quant aux caractéristiques et formes de l'ornemental, les possibilités sont diverses : l'ornement peut être représenté par des formes géométriques, végétales ou même abstraites. Il peut également utiliser différents modes de jeux chromatiques, de contrastes de couleurs et être complexe ou plus simple dans sa construction.
            Sébastien Biay, après avoir évoqué les difficultés de compréhension et d'interprétation que pose l'ornemental à celui qui analyse une image, a ensuite proposé certaines définitions et manières de considérer l’ornemental au sein d'une image. L'ornemental peut être considéré comme un « modus operandi » ayant une fonction structurante au sein de l'image. En ce sens l'ornemental traverse les genres. Il n'est pas nécessairement en marge de la scène. Il peut également s’entremêler avec les éléments figuratifs sans pour autant en devenir un lui-même. Quelle que soit sa position, son rôle est le même ; donner ou recevoir du sens.
Selon Sébastien Biay l’ornemental peut se définir ainsi : tout ce qui interagit avec le monde du signe, par des formes, des rythmes, des nombres, des couleurs, par son interaction de l’extérieur ou de l’intérieur, et sans y perdre son autonomie visuelle.
            À la suite de ces définitions, Sébastien Biay a présenté deux images différentes dans lesquelles, l'ornemental est utilisé en bordure de la scène. La première représente le Lion de Marc[2]. Ainsi un rapport sans contact se crée entre la bordure (l'ornemental), et le sujet (le Lion de Marc), par le jeu des couleurs et des formes. La deuxième est une scène musicale, tirée du psautier Vespasien (ci-dessous). La bordure est en forme d'arcade, faite de motifs ornementaux très riches qui ne pénètrent pas à l’intérieur de la scène. Dans cette scène, l'ornemental structure l'image en trois parties, une partie basse, une partie médiane et une partie haute. Sébastien Biay a évoqué le lien entre l'ornemental et la scène en nous montrant la manière dont les motifs géométriques de l'ornemental devenaient de plus en plus courbes à mesure que l'on prenait de la hauteur dans l'image. Ainsi, l'ornemental qui n'appartient pas à la scène résonne de la structure même de l'image, ou peut-être l'influence. Ainsi, le sens de l'image ne se situe pas dans la somme de la scène et de l'ornemental, mais dans la relation qu'entretiennent ces deux éléments. L'ornemental a donc une fonction symbolique : la partie basse pourrait correspondre aux profondeurs de la terre représentées par les larves, la partie médiane pourrait représenter la terre, le lieu des hommes, et la partie haute pourrait symboliser les cieux, le lieu divin. Cet exemple illustre bien les divers sens que l'ornemental peut attribuer à une image.

Londres, British Library, Cotton MS Vespasian A I, fol. 2-160, Psautier Vespasien, fol. 30. 

            En conclusion la relation scène et ornemental a-t-elle un caractère contingent ou essentiel ? Il est évident que cela dépend du contexte intellectuel. Sébastien Biay nous propose sa vision en tant qu'indexant qui est la suivante : si l'image se développe avec une telle richesse et une telle diversité dans l'Occident médiéval, c'est qu'elle reste ambivalente sur cette question.


Amaury Duret et Alexandre Trinta
étudiants en Master 2 musicologie




[1] Jean-Claude Bonne, « De l'ornemental dans l'art médiéval (VIIe-XIIe siècle) : le modèle insulaire », L'image. Fonctions et usages des images dans l'Occident médiéval. Actes du 6e International workshop on medieval societies, Centre Ettore Majorana (Erice, Sicile, 17-23 octobre 1992), éd. J. Baschet et J.-C. Schmitt, Paris, Le Léopard d'Or, 1996, p. 207-240 (Cahiers du Léopard d'Or).
[2] Dublin, Trinity College, ms. 57, Livre de Durrow, fil. 191 verso.