lundi 29 avril 2013

Compte rendu du colloque sur Musique et Danse

Compte rendu du colloque "Danse & Musique, l'art de la rencontre"
16-18 avril 2013, CNSMD de Lyon

   Pour la seconde fois depuis 2011 le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon organise un colloque international, réunissant les plus éminents spécialistes de la musique et de la danse dans le but de travailler sur les relations entre la musique et la danse à travers l’étude de différents contextes et supports : l’opéra ballet, le cinéma, les partitions musicales et chorégraphiques, les images, à différentes époques du Moyen Âge à nos jours. Dans un but de rencontres d’arts pratiqués, expérimentés et théorisés, les organisateurs ont renouvelé le genre du colloque en rythmant les interventions d’universitaires avec des performances musicales et dansées réalisées par les élèves du CNSMD ; proposant ainsi une pondération artistique, un contrepoint aux réflexions scientifiques.
  Ouvrant la première session, Muriel Joubert (Université Lumière Lyon 2) aborde les rapports du compositeur Claude Debussy et du chorégraphe Vaslav Nijinski en s’interrogeant sur l’aspect fusionnel ou discordant de leur rencontre. Sabine Vergnaud (Université de Picardie Jules Verne) expose la situation contradictoire de la musique dans les ballets suédois de 1920 à 1925 en particulier dans l’œuvre de Jean Börlin avec le groupe des six et leurs amis écrivains et peintres. Gilles Mouëllic (Université Rennes 2) présente ensuite les séquences de danse improvisée dans Permanent Vacation de Jim Jarmusch (1980) et dans US Go Home de Claire Denis (1994). Anne de Fornel (HEC Paris) clôt la session en parlant de l’esthétique commune de John Cage et de Merce Cunningham dans une même voie de libération des sons et des mouvements. La seconde session est ouverte par Jean Philippe Guye (CNSMD de Lyon) qui aborde l’expérience de « dire l’image », ce que l’image « fait retentir » dans la série de clichés du dernier récital du pianiste Dinu Lipatti à Besançon en 1950. Charlotte Gino-Slacik (CNSMD de Lyon et Université de Rouen) clôt la journée en comparant les œuvres de Luigi Nono et d’Andreï Tarkovsky, décelant une même importance du sacrifice, du silence et de la corporéité du son dans leurs réalisations.
  Le lendemain, la troisième session est ouverte par Dora Kiss (Université de Genève et de Nice-Sophia Antipolis) sur la triple question du mètre, du mouvement et de la musicalité de la belle danse autour de 1700 et les notions d’interprétation de l’œuvre musicale par une gestuelle spécifique au-delà de la simple narration. Poursuivant la chronologie, Hubert Hazebroucq (Université de Reims) aborde la « cadence fine et savante » à la lumière de pièces du répertoire théâtral aux alentours de 1746, date de l’ouvrage anonyme L’art de la danse présentant les différents types de cadences dansées (et renvoyant certainement à des pratiques antérieures). Alban Ramaut (Université Jean Monnet de Saint-Étienne) s’est intéressé aux articles relatifs à la danse dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui sont finalement peu nombreux (danse, geste, grâce) et montre que la notion a été plus ou moins absorbée par la musique. Giuseppe Montemagno (Université de Catane, Italie et Université Paris-Sorbonne) présente l’ultime hommage de Frederick Ashton à Margot Fonteyn et Rudolf Noureev à travers le ballet Marguerite & Armand, dernière création du chorégraphe en 1963 sur une musique de Franz Liszt (Sonate pour piano en si mineur, S. 178) d’après La Dame aux Camélias.
Ms. fr. 24392, folio 8, (c) BnF
   La quatrième session est ouverte par Welleda Muller (ANR Musiconis, Université Paris-Sorbonne) sur l’évolution des relations entre la musique et la danse dans les images entre la fin du Moyen Âge et le début de la Renaissance, et l’apparition d’une hiérarchie nouvelle dans laquelle la musique se met au service de la danse des nobles. Stéphane Sawas (INALCO) poursuit en parlant des chorégraphes contemporains s’emparant de l’opéra avec les deux exemples d’Orphée et Eurydice de Pina Bausch et Didon et Enée de Sasha Waltz ; montrant que les mouvements dansés sont au cœur de l’action, bouleversant les rapports hiérarchiques entre musique et danse chez ces deux chorégraphes chacun à leur façon. Pablo Palacio (UAH-Madrid) aborde les inter-relations entre algorithme et esthétique dans sa pièce dansée Stocos, réalisée en partenariat avec Daniel Bisig (Université de Zurich) ; ce projet permet de faire le lien entre les mouvements, la production de sons et d’images sur un écran, grâce à un algorithme. Sarah di Bella (Université Paris Ouest-Nanterre) parle ensuite du corps dansant/corps sonore chez Anne-Teresa de Keersmaeker, qui serait un exemple de danse « cosmique » dans le paysage chorégraphique contemporain. Anthony Desvaux (Université Paris 8) s’intéresse quant à lui au Marteau sans maître de Maurice Béjart et à son appréhension de la musique sérielle de Pierre Boulez dans la première moitié du XXe siècle, dans laquelle le chorégraphe insuffle du lyrisme et un nouveau langage physique. Lorenda Ramou (Université Paris-Sorbonne et CNSMD de Lyon) aborde la musique de ballet de Nikos Skalkottas écrite entre 1938 et 1949 et le fait que ce corpus soit représentatif des enjeux esthétiques en Grèce au début du XXe siècle. Laura Cappelle (Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle) clôt la deuxième journée en parlant des ressorts sociologiques de l’articulation de la danse et de la musique au cours du processus de création de La Source à l’Opéra de Paris en 2011.
  La dernière journée est ouverte par Françoise Dartois-Lapeyre (Université Paris-Sorbonne) sur le maître de ballet Noverre et son rapport à la musique au XVIIIe siècle, notamment son positionnement à l’avant-garde dans la mutation des styles chorégraphiques et l’invention du ballet d’action ou ballet pantomime, marquant la nouvelle autonomie de la danse. Séverine Féron (Université de Bourgogne) poursuit en parlant des adaptations françaises du Don Giovanni de Mozart en 1805 et 1834 dans lesquels l’œuvre musicale originale a été fortement remaniée, notamment pour interpoler des ballets. Frank Langlois (Université de Rouen) expose ensuite la création du ballet L’homme et son Désir entre 1917 et 1918 par Paul Claudel, Darius Milhaud et Geneviève Parr, œuvre formant un creuset anthropologique et faisant preuve d’un certain nombre d’innovations tant musicales que chorégraphiques et scénographiques.
  Ouvrant une session sur le cinéma, Simon Daniellou (Université Rennes 2) présente les représentations du kabuki (pièces dansées) dans les films muets puis les premiers films sonores japonais dans les années 1930. Charlotte Riom (Université Paris-Sorbonne) parle ensuite des films de Tony Gatlif et en particulier de l’« utilisation » du Flamenco en tant que métaphore des rapports entre gadjos et gitans. Gaëlle Lombard aborde quant à elle la danse improvisée dans des films non musicaux en prenant pour exemple Mother (réalisé par Bon Joon-ho en 2009) et Bad Lieutenant (réalisé par Abel Ferrara en 1992), arguant que ces moments ont une valeur transgressive. Co-organisateur du colloque, Emmanuel Ducreux (CNSMD de Lyon) expose l’écriture du geste et du mouvement dans les œuvres de Karlheinz Stockausen dans les années 1970 et 1980 ; malgré une certaine liberté laissée aux interprètes, ce compositeur a réalisé des partitions incluant une notation des gestes, montrant une synchronicité extrême entre danse et musique. Philippe Roger (Université Lumière Lyon 2) clôt ce beau colloque en parlant du cinéma musical de Max Ophuls et de ses particularités chorégraphiques témoignant non seulement de la traduction d’une physique, mais visant une métaphysique.

Les articles seront prochainement mis en ligne sur le site du CNSMD : http://www.cnsmd-lyon.fr/
Welleda Muller

mardi 23 avril 2013

Compte rendu du séminaire du 11 avril

Romains au théâtre, ms. fr. 20, f. 25, BnF
Acteur, jongleurs et musiciens dans le théâtre médiéval du  XVe siècle
Marie Bouhaïk Gironès

• Résumé de l'intervention
    Marie Bouhaïk-Gironès travaille sur le théâtre médiéval et « pré-moderne » à travers l’étude des sources archivistiques. Elle a ainsi remarqué la poly-activité artistique des « acteurs » du théâtre médiéval, qui sont aussi bien souvent musiciens, chanteurs, acrobates, danseurs, etc. Dans sa recherche sur l’histoire des pratiques théâtrales du XIIe au XVIe siècle, elle est partie du postulat qu’il s’agissait d’une pratique professionnelle avec une organisation du « travail » théâtral. Ainsi, son étude a-t-elle basculé vers l’horizon du champs des pratiques avec la volonté de désenclaver cet objet d’étude, encore trop analysé uniquement à travers les traces écrites des pièces (farces, sotties, mystères, etc.). Or, les représentations théâtrales médiévales sont insérées par une chaîne de pratiques socio-culturelles, dans laquelle des « acteurs » (dans tous les sens du terme) évoluent.
   Avec Olivier Spina, Marie Bouhaïk-Gironès a créé un groupe de travail au centre Roland Mousnier (Université Paris-Sorbonne) sur l’histoire sociale des spectacles en Europe aux XVe et XVIe siècles (http://www.paris-sorbonne.fr/IMG/pdf/Histoire_sociale_des_spectacles_en_Europe_XVe-XVIe.pdf) afin de porter une nouvelle attention à ce qui précède et suit la représentation théâtrale, dans le but de mieux appréhender les processus de création et d’organisation du spectacle. Ce nouvel angle de recherche était indispensable dans un horizon marqué par des historiographies nationales qui fonctionnent relativement mal, ainsi que par l’aspect texto-centré des études sur le sujet. Les archives, ainsi que les travaux les plus récents des musicologues et des historiens de l’art, mettent en évidence le fait que théâtre, musique et danse impliquaient des performateurs identiques ; un décloisonnement artistique était effectif au Moyen Âge. Le terme de « spectacle » est d’ailleurs retenu car plus pertinent que la notion de théâtre, d’autant plus qu’il englobe toutes les formes de mises en scène s’adressant à un public à l’époque. La réception du public est également un angle de travail important, discernable dans les fonds archivistiques.
   Pour ce séminaire Musiconis, Marie Bouhaïk-Gironès choisit de s’intéresser à la place des musiciens dans les grands mystères, qui sont bien connus par les archives du début du XVIe siècle (notamment les comptabilités). Tout d’abord, les lignes relatives aux musiciens sont très courtes dans ce type de document ; néanmoins, on remarque qu’ils sont assez bien payés, c’est même la dépense la plus importante avec le créateur du mystère et les décors. Si les instruments ne sont pas mentionnés, les costumes sont payés et fabriqués pour les musiciens (appelés ménestriers ou trompettes) alors que les acteurs (des notables de la ville « bénévoles » simplement défrayés) doivent fournir leurs costumes. Les archives montrent aussi l’existence de « compagnies » dès 1486 à Paris, alors que l’on pensait que les premières étaient italiennes (Commedia dell’arte) ; en effet, Marie Bouhaïk-Gironès a notamment retrouvé un contrat d’association d’acteurs et de musiciens établi par un notaire nommé Pichon à Paris le 31 octobre 1500 (« S’associer pour jouer. Actes notariés et pratique théâtrale, XVe-XVIe siècle », Le Jeu et l’accessoire. Mélanges Michel Rousse, dir. Marie Bouhaïk-Gironès, Denis Hüe & Jelle Koopmans, Paris, Garnier, 2011, pp. 301-318). Il s’agit d’une source neuve pour le théâtre, mais qui semble exister auparavant pour les musiciens, leurs associations étant connues dès le groupement en guilde au XIVe siècle. Ce contrat forme une societas entre « joueurs de farce » pour des spectacles très divers (animations de banquets, moresques, etc.) pendant un an ; il est copié sur un modèle de contrat d’association entre musiciens et prend en compte les besoins spécifiques (une sorte d’assurance maladie entre autres). Cela semble nouveau pour le domaine du théâtre et pour les « acteurs » qui trouvent ainsi une forme de protection sociale. Dans la marge de ce contrat, on remarque la mention « item musiciens et retoriciens », occurrence intéressante car elle implique la double activité d’instrumentiste (et probablement de chanteur) et de poètes-acteurs virtuoses de la langue ; la notion de rhétoriciens semble cependant inédite pour qualifier des musiciens, peut-être permet-elle ici de faire la distinction entre simples instrumentistes et « compositeurs ». La poly-activité des personnages est encore rappelée par des mots qui ont été barrés après les noms des contractants : « sergent a mace » et « cirurgien » ; ainsi comme pour d’autres métiers, la musique et le théâtre pouvaient être pratiqués par des personnages qui avaient parallèlement une activité toute autre. La démultiplication n’était pas seulement artistique mais aussi professionnelle.
   Un contrat d’apprentissage d’un musicien chez un acteur signé à Paris en 1544 montre encore que le système professionnel des artistes fonctionne comme n’importe quel métier avec la mise en apprentissage puis l’association (Ernest Coyecque, Recueils d’actes notariés relatifs à l’histoire de Paris et de ses environs au XVIe siècle, Imprimerie Nationale, 1905, vol. 1, p. 580). Il est spécifié que le musicien Nicolas Le Clerc est en apprentissage pendant six mois chez Jehan Anthoine qui lui enseignera les « jeux rommains anticques ». Comme pour l’exemple précédent, les contrats d’apprentissage sont légions pour les musiciens ; l’apprentissage se fait d’abord dans un contexte familial, et en dehors des contrats sont établis. En revanche la « mixité » comédien-musicien ne semble pas connue avant cet exemple du XVIe siècle.
   Un troisième document issu du domaine juridique présente une terminologie peu claire du fait de l’emploi de termes français et latins. Il s’agit de l’affaire Poncelet au Parlement de Paris en 1416 (Marie Bouhaïk-Gironès, « Le statut de l’acteur face aux pratiques du droit : l’exemple de l’affaire Poncelet au Parlement de Paris (1426) », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes 23, juin 2012, pp. 127-140) dans laquelle il est question du jugement d’un clerc par la justice de l’évêque ou celle du prévôt de Paris (il s’agit donc d’un conflit de juridiction). La culpabilité du fameux Poncelet n’est pas remise en question ici, mais plusieurs arguments sont donnés par le procureur du Roi pour récupérer l’affaire et notamment le fait qu’il a exercé des activités de jongleurs interdites aux clercs. Dans ce contexte, les termes « histrion », « jongleur » et « joueur de farce » sont employés par les deux parties et sont plus ou moins synonymes. L’évêque avance l’argument que Poncelet n’était pas rétribué pour ces activités et donc n’était pas « infâme », alors que le procureur du Roi défend que le dit clerc a bien exercé ces activités dans un cadre professionnel ; il fait ainsi référence à la confrérie des musiciens (Saint-Julien, qui existe depuis le XIVe siècle à Paris). Il est donc question de la pratique d’un métier du spectacle ou de son exercice en tant qu’« étudiant » et donc « amateur » (ce qui permettrait de ne pas déchoir Poncelet du clergé).
Entremet au banquet de Charles V, ms. fr 2813, f. 473v°, BnF

• Ouverture de la recherche (avec les interventions de Violaine Anger, Frédéric Billiet, Isabelle Marchesin, Welleda Muller) : 
   Isabelle Marchesin rappelle la notion de figure rhétorique de l’histrion, qui est chargée de tous les débordements et de toutes les condamnations depuis la patristique et tout au long du Moyen Âge. Ainsi, les termes employés dans ces textes peuvent-ils être le reflet d’un langage allégorique plutôt que d’une réalité sociale. Il est nécessaire de décomposer les niveaux de discours dans les sources (juridique, moraliste, clérical, social, économique, allégorique, etc.).
 L’importance de l’avènement du « métier » du spectacle est remarquable. Au XIIe siècle, apparaît le terme de joculator, le suffixe « tor » désignant le métier. Toutefois, il faut attendre le XIVe siècle pour que soit créée la première corporation de musiciens (à Paris). Le fait que la « mixité » de contrats passés entre des comédiens et des musiciens n’est pas remarquable avant le XVIe siècle, est peut-être un indice de l’indifférenciation de ces deux types de performateurs auparavant.
   La problématique de la notion même de théâtre pour le contexte médiéval est soulevée, car des mises en scène spectaculaires impliquant divers types de performateurs existent bien avant les textes des farces et des mystères (qui préexistaient d’ailleurs certainement à leur notation). Le peu d’images du théâtre médiéval est relevé, mais il doit être nuancé parce que les autres formes spectaculaires comme les moresques, le charivari, le spectacle de rue, etc. ne sont pas prises en compte.
   Le « théâtre » est aussi indissociable de la musique à cette époque ; les activités de musiciens et comédiens ne peuvent être séparées dans un tel contexte. Frédéric Billiet ajoute qu’il convient de prendre en compte la complexité de la poly-activité artistique qui fonctionne différemment suivant les régions. Généralement les sources montrent que le spectacle médiéval s’organise avec les forces en présence et de ce fait il n’y a pas « d’orchestre » stable, même si parfois des musiciens venant d’une autre région sont engagés pour une manifestation précise. La pluridisciplinarité est indispensable pour mettre en place une recherche efficiente sur le sujet.
Welleda Muller