dimanche 2 décembre 2012

Compte rendu du séminaire du 22 novembre 2012

Ms. fr. 112, folio 74, BnF
Le joueur de harpe chevaleresque insulaire en textes et en images
Morgan Dickson

• Résumé de l'intervention :
            Le personnage du joueur de harpe a été particulièrement développé dans les romans anglo-normands avec des spécificités qui sont intéressantes à étudier dans les textes d’origine insulaire datant d’après la Conquête Normande. Morgan Dickson présente trois héros joueurs de harpe occasionnels : Tristan, Horn et Hereward. Si les deux premiers sont purement fictifs, le dernier est un personnage historique de la fin du XIe siècle dont les aventures ont été relatées en latin dans le Gesta Herewardi, texte connu aussi sous le nom  De Gesta Herwardi Saxonis ; Hereward apparaît aussi dans l’Estoire des Engleis, une chronique anglo-normande du début du XIIe siècle. Tristan quant à lui a évidemment fait l’objet de plusieurs récits ; les principaux utilisés ici sont le Roman de Tristan de Thomas datant du XIIe siècle, suivi de La Folie Tristan de Berne et La Folie Tristan d’Oxford ; mais aussi le lai Chievrefueil de Marie de France et le Tristrams saga ok Ìsönda qui date du XIIIe siècle et est écrit en norrois. Enfin, le personnage de Horn, connu dans plusieurs textes en moyen anglais, est ici représenté dans un texte en anglo-normand du XIIe siècle : le Roman de Horn écrit par un certain Thomas (qui ne doit pas être confondu avec l’auteur du Roman de Tristan).

        En préambule, Morgan Dickson rappelle qu’il existe une différence de sens en anglais entre les deux termes qualifiant les joueurs de harpe : harper et harpist. En effet, le premier désigne au Moyen Âge un musicien soliste qui joue dans des contextes musicaux très différents et chante en s’accompagnant, alors que le second apparaît bien plus tard et concerne plutôt le musicien d’orchestre à partir du XVIIe siècle et surtout au siècle suivant. Toutefois, il semblerait que cette spécificité existait aussi en français avant de disparaître, puisque le terme « harpiste » apparaît bien après le Moyen Âge, époque où l’on trouve en langue d’oïl les termes de : harpeor (Roman d’Alexandre, c. 1180), harpeur, harpier, harpin, vocabulaire qui désignait un personnage polyvalent et itinérant, qui chantait en s’accompagnant de sa harpe.
            Pour revenir aux textes traitant des trois héros joueurs de harpe précités, malgré une origine insulaire commune et quelques traits semblables, il convient de relever la nature hétérogène des textes insulaires d’un point de vue formel. La place de la harpe dans la vie des personnages est également semblable : l’instrument sert d’emblème au héros et le met en valeur, l’élève dans la hiérarchie sociale. De fait, la harpe est utilisée également dans les images pour identifier Tristan en dehors de son contexte littéraire, à la manière d’un attribut comme pour les représentations de saints.
           Toutefois, Morgan Dickson a relevé un exemple où la reconnaissance systématique de Tristan grâce à la harpe pose problème. En effet dans l’illustration du manuscrit français d. 16 de la Bodleian Library d’Oxford au folio 10, une lettrine très abîmée et restaurée représente un personnage assis jouant de la harpe qui a été identifié à Tristan (y compris dans des travaux récents). Or, si cette image semble faire référence à la figure biblique du roi David (personnage assis sur un trône utilisant une clef d’accord de la main gauche et pinçant les cordes de la harpe de la main droite), le texte qui part de cette lettrine inciterait plutôt à reconnaître ici Iseut. Les représentations d’Iseut jouant de la harpe ne semblent d’ailleurs pas exceptionnelles (malgré un nombre bien moindre par rapport aux images de Tristan), puisque l’on trouve parmi les illustrations des autres versions des récits de Tristan, Iseut dans sa chambre, accordant sa harpe, comme c’est le cas dans le manuscrit français 100 conservé à la BnF (Tristan en Prose). 
Ms. fr. 100, folio 172 verso, BnF
Pour revenir au manuscrit d’Oxford, il semblerait y avoir eu un jeu visuel alternant les images de Tristan et d’Iseut dans les différentes illustrations de ce manuscrit, et la fameuse lettrine E intervient peu après la description de deux épisodes relatifs aux questions de genre masculin et féminin dans le Roman. De fait, Morgan Dickson propose de voir dans cette image la suggestion de l’union des deux amants, grâce au lien de la harpe dont Tristan a enseigné les subtilités à Iseut. L’instrument semble alors utilisé comme une métaphore de la relation charnelle du couple.
        Morgan Dickson présente aussi des images où Tristan est identifiable sans ambiguïté : les tomettes provenant de l’Abbaye de Chertsey et conservées au British Museum. Deux séries narratives ont été identifiées : l’une représente les aventures de Richard Cœur de Lion, l’autre des scènes du récit de Tristan. On voit par exemple Tristan jouant pour le roi Marc. Les deux autres tomettes conservées représentent Tristan jouant de la harpe, seul dans son bateau sans gouvernail et Tristan apprenant à jouer de la harpe à Iseut. 
Tristan jouant pour le roi Marc, tomette, abbaye de Cherstey
Dans les textes, Morgan Dickson relève un épisode récurrent : la mise en valeur de la prouesse du héros qui joue de la harpe pour une cour à la place du musicien titulaire. Cet épisode semble s’appuyer sur des récits d’avant la Conquête Normande. Il est également remarquable que le déguisement semble être une caution nécessaire pour que les héros nobles démontrent leur talent de harpiste en public. Morgan Dickson suggère que cette spécificité serait imputable au fait que l’aristocratie du XIIe siècle, public des Romans précités, ne possède plus les mêmes capacités musicales que ces personnages de fiction placés par les auteurs dans un contexte d’avant la Conquête. La façon dont l’auteur du Roman de Horn insiste sur les capacités musicales d’un noble comme Horn induit que cela n’était plus le cas au XIIe siècle et peut-être fallait-il marquer cette idée du joueur de harpe courtois dans un contexte où le statut du musicien s’était dégradé (Gauvain se fait ainsi traiter de « jogleres » lorsqu’il est soupçonné d’avoir menti). Cette mauvaise réputation du jongleur et l’espèce de désolidarisation entre l’instrument de musique et les aristocrates qu’elle semble avoir entraînée pourrait être spécifique au nord de la France, puisque en France du sud, la figure du troubadour est attachée à la noblesse sans que cela semble poser de problème. Néanmoins, les capacités musicales des héros sont mises en valeur dans les romans anglo-normands d’après la Conquête et on les retrouve attribuées aux rois anglo-saxons dans les chroniques monastiques dès le début du XIIe siècle.
L’idée de joueur de harpe incognito est d’ailleurs présente chez les trois héros. Le topos du musicien arrivant dans une cour étrangère et démontrant ses talents est très étroitement imbriqué dans les histoires de Horn et de Hereward et ce qui s’en dégage c’est la tentative de création d’un personnage noble dont l’une des spécificités récurrente est le jeu de la harpe, qui semble d’origine insulaire. Morgan Dickson souligne aussi que le déguisement des personnages (ou leur incognito) sert à mettre une distance qui permet aux auteurs d’ancrer ces personnages dans un présent narratif tout en évoquant un passé lointain dans lequel les nobles jouaient fort bien de la harpe. Quoi qu’il en soit, un lien semble établi entre la musique et l’amour. Iseut joue de la harpe et chante un lai qui parle d’amour gâché et est ainsi liée métaphoriquement à son amant, lui aussi joueur de harpe. Le lien entre la musique et l’amour charnel est en revanche rejeté dans l’histoire de Horn, alors qu’il est évident chez Tristan.
Morgan Dickson a développé ce thème dans un article qui paraîtra dans les actes du colloque Romance in Medieval Britain en 2013 chez Boydell & Brewer.


• Ouverture de la recherche (avec les interventions de Frédéric Billiet, Sébastien Biay, Eva Caramello, Caroline Joré, Matthias Lakits, Anne Marteyn, Welleda Muller, Thibaut Radomme, Gérard Vidal) :   
La problématique du statut du joueur de harpe est soulevée ; les histoires de déguisement de nobles pour jouer de la harpe induisent en effet l’idée de dégradation du statut du musicien dans le contexte insulaire d’après la Conquête. Ces histoires participaient-elles à un effort de réhabilitation du jongleur comme on peut le voir dans la littérature scolastique en France ?

Frédéric Billiet précise que le statut du trouvère est à bien différencier de celui du troubadour, si le second est effectivement presque toujours un noble, le second peut être un personnage particulièrement doué, mais de basse extraction, qui s’élève dans la hiérarchie par ses talents musicaux. Il existe ainsi une véritable différence de statut entre le musicien anglo-normand et les troubadours, peut-être parce que les sociétés du sud de la France sont restées très longtemps féodales et itinérantes, obligeant les musiciens à se déplacer sans cesse, alors qu’au nord de la France, les cours se sont installées dans des cités et ont permis l’instauration de corporations de musiciens.
Dans le contexte des romans insulaires, la hiérarchie est renforcée par ces histoires de joueur de harpe impromptus : les héros jouent beaucoup mieux de la harpe que le musicien titulaire, ils sont admirés pour leur virtuosité instrumentale. Cette mise en valeur de la musique instrumentale dans ces romans pourrait d’ailleurs être un avant-coureur de la montée en puissance de cette musique à la fin du Moyen Âge sur la musique vocale qui prévalait auparavant. Frédéric Billiet remarque la différence entre le joueur de harpe, ayant un statut de serviteur, qui joue debout avec un baudrier et le héros biblique ou romanesque, qui joue de son instrument assis.
L’importance des images d’Iseut accordant sa harpe est soulevée, d’autant plus que seul le roi David est représenté faisant ce geste dans les images médiévales qui ont été jusqu’à présent vues et étudiées par les collaborateurs de Musiconis.
Welleda Muller



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