mercredi 17 octobre 2012

Compte rendu du séminaire du 11 octobre 2012

Musicien et danseuse, Retjons, 1200-1250, (c) CESCM
La danse médiévale d'après l'étude des images et des textes
Catherine Ingrassia

Malgré un regain d’intérêt pour les fêtes médiévales, force est de constater que la danse est encore aujourd’hui le parent pauvre des études universitaires. Faisant figure de pionnière, Catherine Ingrassia présente ses recherches commencées par une thèse de doctorat en histoire de l’art soutenue en 1990 à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne : Danseurs, acrobates et saltimbanques dans l’art du Moyen Âge. Recherches sur les représentations ludiques, chorégraphiques et acrobatiques dans l’iconographie médiévale. Sur la base d’un corpus d’environ 1400 images sur tous les supports artistiques, appartenant à toute l’Europe Occidentale entre le IXe et les premières années du XVIe siècle, Catherine Ingrassia a développé une étude précise et circonstanciée non seulement de la danse, mais de tout un « spectacle vivant » indissociable de cette notion au Moyen Âge dans l’étude de laquelle l’hétérogénéité des sources est un des grands obstacles.
            La question des rapports entre l’Église et la danse se pose en tout premier lieu, puisque les sources les plus anciennes sont exclusivement religieuses (Catherine Ingrassia a d’ailleurs remarqué que les modèles byzantins de danse : corps en torsion, mouvement de mains, étaient très souvent repris dans les images du Haut Moyen Âge). En effet, la danse est évoquée dans les textes bibliques qui sont illustrés sur divers supports artistiques au Moyen Âge. Dans la plupart des cas (sauf peut-être à l’époque carolingienne, fortement marquée par l’Antiquité), les danses et les costumes de personnages sont actualisés, et aux XIVe et XVe siècles les différents types de danses sont extraordinairement variés dans les images. La danse autour du veau d’or ne dispose pas de très nombreuses illustrations, tout comme la figure de Myriam dansant après l’ouverture de la Mer Rouge (presque toujours dans un mouvement tournant), en revanche la danse de Salomé est certainement l’image de la danse la plus récurrente dans l’art médiéval en général et elle représente le mauvais exemple par rapport à David, image du bon exemple de la danse. L’Église prescrit d’ailleurs de danser comme David et surtout pas comme Salomé. Alors que David est généralement droit et effectue des mouvements de danse coordonnés, Salomé gesticule, jongle et se contorsionne. Jusqu’au XIIIe siècle, la jeune fille danse avec des mouvements de mains délicats mais manifestement séducteurs, puis, la symbolique semble se durcir et Salomé est représentée assez systématiquement en acrobate. Avec ces contorsions, l’idée de luxure et de gesticulatio négative est amplifiée autour de la figure de Salomé, certainement à partir de la Réforme Grégorienne et de la tendance à la moralisation qu’elle instaura.  
Danse de Salomé devant Hérode, chapiteau roman,
Musée des Augustins, Toulouse
Danse de Salomé, miséricorde, Ély (GB),
1340, (c) Musicastallis
Malgré le bon exemple de David dansant autour de l’Arche d’Alliance, l’Église médiévale manifeste un rapport problématique à la danse dans les édifices religieux, peut-être parce que celle-ci est souvent assimilée à des pratiques païennes. Ainsi, il ne semble pas exister de danses véritablement liturgiques, même si l’existence de danses paraliturgiques est attestée (pour des pèlerinages, des fêtes spécifiques, des veillées, etc… mais jamais intégrée à la liturgie elle-même). Les interdictions pleuvent sur la danse, notamment sur la danse des femmes dans le narthex ou même sur le parvis des cathédrales. Les danses des clercs sont aussi vues d’un mauvais œil et l’Église semble l’avoir tolérée uniquement sous certaines conditions et à certains endroits bien précis des édifices religieux. Il est d’ailleurs remarquable que ces danses paraliturgiques soient en fait des danses profanes légèrement « arrangées » pour passer dans le cadre religieux. L’étroite imbrication du profane et du sacré dans la pensée médiévale, pourrait expliquer qu’il n’y ait pas eu de danse religieuse parfaitement distincte des danses profanes (avec des pas et des articulations spécifiques par exemple) ; cependant, force est de constater que la danse quelle qu’elle soit a posé problème aux instances religieuses tout au long du Moyen Âge.
Néanmoins, dans la société médiévale marquée par l’ordre, des échappatoires ou plutôt des voies parallèles ont été créées afin de laisser s’exprimer les danseurs et le spectacle vivant en général : il s’agit des fêtes folles ou carnaval, qui avaient parfois lieu dans les édifices religieux telle la fête de l’Âne, celle de la Circoncision, des Innocents, etc… Des manifestations spécifiques virent même le jour : les charivari, qui étaient surtout l’occasion de faire du bruit et de manifester en mouvement une critique des mariages mal assortis et des cas d’adultère. Si le Roman de Fauvel illustre certainement le charivari le plus célèbre, le Bal des Ardents illustré et relaté dans les Chroniques de Froissart (fin du XIVe siècle) était aussi un charivari pour lequel les participants s’étaient déguisés en hommes sauvages et effectuèrent une danse sarrasine, comme le précise le chroniqueur. Or, les réjouissances tournèrent mal puisque les costumes des participants s’enflammèrent et tous moururent brûlés à l’exception d’Ogier de Nantouillet et du roi Charles VI qui sombra définitivement dans la folie après cet épisode. L’Église trouva alors à nouveau matière à condamner ces réjouissances folles. Les interdictions sur la danse et la musique dans les édifices religieux semblent d’ailleurs s’amplifier à la fin du Moyen Âge jusqu’au Concile de Trente. La danse ne semble d’ailleurs jamais avoir pu s’imposer dans la liturgie et même dans les édifices religieux.
Bal des Ardents, Chroniques de Froissart, 1450-1480,
ms. Harley 4380, British Library
Malgré les nombreux interdits qui pèsent sur la danse et la jonglerie, il paraît évident que la figure du jongleur (personnage polyvalent au Moyen Âge qui danse, joue de la musique, chante, fait des tours de passe-passe, des acrobaties, du jonglage, de l’équilibrisme, dresse des animaux, etc…) n’est pas systématiquement négative et il est bien difficile d’en proposer une interprétation générique morale. Un effort de réhabilitation du jongleur est d’ailleurs entrepris au XIIIe siècle chez les scolastiques en particulier, notamment avec saint Thomas d’Aquin (qui se réclame « jongleur de Dieu ») et la propagation de légendes (souvent illustrées) comme celle du Jongleur de Notre-Dame. Dans cette légende, un jongleur entré dans un monastère veut rendre grâce à la Vierge mais ne sachant comment faire, effectue ses tours habituels et voit la statue de la Vierge s’animer miraculeusement pour le remercier de sa dévotion. Il est cependant indéniable qu’une certaine ambiguïté symbolique marque le personnage du jongleur. Ainsi, le tombeor, qui va au sol pour faire un pont, une roue, un arbre droit, ou une autre figure acrobatique, est assimilé d’un point de vue lexical à l’épileptique que l’on dit « tombé du haut mal ». En outre, le jongleur côtoie des animaux et des hybrides musiciens et danseurs dans l’iconographie marginale (marges de manuscrits, stalles de chœur, sculptures d’écoinçons, etc…). Toutefois, l’idée de beauté du geste et de la manifestation de toutes les possibilités que Dieu a données au corps de l’homme semble parfois l’emporter sur la symbolique négative dans les images sculptées et peintes du jongleur.
Vièliste et danseuse, ms. 338, f. 121, 1260-1280, (c) Enluminures
La mise en espace de la danse est très tardive, puisqu’il faut attendre le XIVe et surtout le XVe siècle pour voir les danses se dérouler dans un jardin, un château ou un autre endroit clairement identifiable. Certains romans courtois comme le Roman de la Rose et le Roman d’Alexandre sont de véritables recueils de danse avec un nombre extraordinaire de type de danses différents qui ont pu être identifiés. Ainsi, les danses de groupe semblent aussi récurrentes que les danses en solistes ; on peut rapidement identifier les caroles et les tresques ; les danses paysannes sont assez gesticulantes et deviendront rapidement des hautes danses où l’on saute, par opposition aux basses danses, généralement danses de cour où l’élégance et la chorégraphie intellectualisée priment. La danse de couple ne semble apparaître en tant que telle qu’au XIIIe et surtout au XIVe siècle et les deux danseurs ne se tiennent pas les mains avant le XIVe siècle. Les danses à trois sont aussi très fréquentes à la fin du Moyen Âge et il n’est pas rare que les danseurs utilisent des accessoires comme des chiffons, des fils, des flambeaux ou des chapelets.
Danse en chaîne ouverte, Missel de Montierneuf, lat. 873, f. 21, BnF
XVe siècle



Basse danse, ms. fr. 288, f. 181v, vers 1480,
Bnf, (c) Mandragore
Le XVe siècle est important pour l’étude de la danse, tant par les nombreux détails de pas, de costume et de mises en scène que l’on peut trouver dans les images, que par l’apparition de véritables traités de danse (vers 1430 ; la première source est une note de Jean d’Orléans sur une page de garde pour le bal du roi René, les danses notées formant une sorte de ballet et date de 1431 ; le premier traité est celui de Marguerite de Bourgogne). La danse est alors notée et les chorégraphies de plus en plus complexes sur la base de cinq pas principaux : simple, double, reprise, branle et révérence (les traités italiens composent des balli légèrement différents). La basse danse est l’objet de toutes les attentions et prend un caractère intellectuel fort. Catherine Ingrassia a ainsi relevé un peu moins de 700 chorégraphies de basses danses entre 1430 et 1530. La danse devient alors une sorte de voix musicale à part entière qui se superpose aux différentes voix composant une musique polyphonique ; il suit toujours la teneur, mais permet au bon danseur d’improviser à travers une suite de pas, comme pour composer une voix supplémentaire. Toutefois, la part de l’improvisation est encore importante dans ces danses de la fin du Moyen Âge avec pour support des codes gestuels. Parmi les danses de spectacle, la Moresque réunissant plusieurs hommes et un fou autour d’une femme qu’ils doivent séduire, comporte une part importante d’improvisation et fait souvent intervenir l’acrobatie ou la jonglerie en pendant de la danse. Avec d’autres danses de spectacle, comme la danse macabre et la danse des aveugles, on prend conscience des rapports étroits entretenus entre la danse, la folie et la mort dans le contexte médiéval. Dans la danse des aveugles trois allégories interviennent : l’Amour fait danser une basse danse, la Fortune fait danser une moresque et la Mort fait danser un tourdion. Avec l’approche livresque de la danse au XVIe siècle, les formes Renaissantes vont se simplifier et aboutir à des danses comme la Pavane ou le Branle avec des mouvements de pieds relativement différents de ceux que l’on trouvait au Moyen Âge.
Danse moresque, coffret en ivoire, XVe siècle,
Paris, Musée du Louvre, (c) GIP
Ont participé à ce séminaire : Mehustine Armaudeau, Abdelwahab Benabdallah, Sébastien Biay, Frédéric Billiet, Isalyne Delabrousse, Gaëlle Durand, Annick Gagné, Caroline Joré, Matthias Lakits, Isabelle Marchesin, Anne Marteyn, Rachel Meégens, Jorge Molina, Welleda Muller, Isabelle Ragnard, Pamela Zuker.

Visitez le site de la danse médiévale présentant les publications de Catherine Ingrassia en collaboration avec Christophe Deslignes et Xavier Terrasa : http://ladansemedievale.free.fr/
Welleda Muller








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