dimanche 18 mars 2012

Compte rendu du séminaire du 15 mars 2012

Art, liturgie et les cinq sens - La dimension sonore de la liturgie et ses représentations
Éric Palazzo

Cartulaire, coll. J. Masson
• Résumé de l’intervention :
Spécialiste de la liturgie et de ses représentations artistiques, Éric Palazzo s’intéresse à la place des cinq sens dans le déroulement de la liturgie chrétienne, depuis la basse Antiquité jusqu’à milieu du Moyen Âge. Son approche ne se limitant pas à la recherche autour de l’intervention des cinq sens dans la performativité de la liturgie, il s’interroge sur la façon dont les cinq sens définissent la liturgie. Et dans ce travail, la théologie eut une importance fondamentale ; en effet, à la lecture des théologiens de la basse Antiquité et du début du Moyen Âge, qui jetèrent les bases de la liturgie médiévale, on comprend que les images et les objets ont été conçus pour être « activés » par la liturgie. Et dans ce processus d’activation, il apparait que les cinq sens ne pouvaient être isolés ; leur interaction était extrêmement importante. De ce fait, l’aspect strictement sonore ne peut être dissocié du reste.
            Avec cet objectif de synesthésie des sens, les théologiens insistent sur le fait que le cadre physiologique dans lequel s’exprime les sens au niveau corporel, doit être rapidement dépassé. Ainsi, malgré l’héritage antique de Platon et d’Aristote et les idées des néo-platoniciens, Plotin en tête, sur la distinction entre l’âme et le corps, les théologiens médiévaux vont chercher à définir le concept relativement nouveau des sens spirituels. Origène (vers 185-253) établit par exemple une relation dialectique entre les cinq sens sensoriels et les cinq sens spirituels. Guido d’Arezzo (992-1050) va d’ailleurs reprendre cette idée d’accord entre les sens sensoriels et spirituels pour en faire le cœur de sa définition de l’harmonie et de la bonne tonalité. Saint Augustin (354-430) structure les idées de synesthésie des sens au livre X des Confessions notamment. Grégoire le Grand (vers 540-604) montre lui aussi la nécessaire synesthésie des sens en comparant l’homme à une citadelle, dont les fenêtres sont les sens qui lui permettent de comprendre la Création. L’enjeu essentiel de cette synesthésie des cinq sens activée par la liturgie était évidemment de retrouver l’ordre et l’harmonie du monde. Et ce retour à l’ordre harmonieux universel ne peut s’opérer en isolant les sens ; l’ouïe et la vue ne suffisant pas, malgré leur importance et leur haut niveau dans la hiérarchie des sens.
            En effet, dans un contexte où l’ordre et la hiérarchie priment, les cinq sens ont eux aussi fait l’objet d’une sorte de classification. Ainsi, la vue et l’ouïe sont tout en haut de la hiérarchie parce qu’ils sont les sens privilégiés par lesquels passent la révélation et la conversion. Si la vue est la plupart du temps le sens le plus important, il arrive toutefois, que l’ouïe passe devant elle, notamment chez Jean Scot Érigène (vers 800-875), au début de son commentaire de l’Évangile de Jean, lorsqu’il parle des « oreilles de l’Église » et de la « voix de l’aigle ». Toujours dans cette notion de hiérarchie des sens, Saint Augustin puis Grégoire le Grand ont établit que les sens pouvaient être bons ou mauvais. Dans son traité sur les choses liturgiques, Walafrid Strabon (fin du VIIIe siècle-849) définit par exemple la bonne tonalité à la fois sonore et vocale de la liturgie ; l’harmonie résidant aussi dans la beauté de la voix. Or, cette conception très en vogue au IXe siècle est déjà présente dans la règle de saint Benoît, dont un chapitre entier (le 19) est consacré à la bonne façon d’exécuter le chant liturgique. Les nombreux anges représentés sur le mobilier liturgique et dans les enluminures de manuscrits liturgiques, participent à cette idée de modèle d’une liturgie parfaite que les hommes doivent effectuer en miroir. L’harmonie recherchée par la liturgie trouve d’ailleurs son point de départ dans l’accord de la voix et de l’esprit, maintes fois préconisé par les théologiens. De fait, un lien existe entre le sacrement et ce qui est intrinsèque à l’être humain, à savoir ses cinq sens ; leur synesthésie fait même émerger un sixième sens qui crée l’effet sacramentel. Toutefois ce lien n’implique pas un certain « individualisme » : l’accord des voix et des esprits, l’accord individuel mais aussi collectif, est ce qui permet et crée l’harmonie.
            Pour les instruments de musique, le résonnement est le même comme on peut le constater à la lecture de saint Wolstan au Xe siècle, qui relate et commente les aménagements liturgiques de l’abbaye de Winchester et notamment la mise en place d’un nouvel orgue qu’il décrit en détail, tout les éléments techniques permettant l’émergence d’un son parfait et harmonieux, non seulement dans l’église en tant que bâtiment, mais aussi par extension dans l’ecclesia au sens universel.   
Cartulaire, coll. J. Masson
Éric Palazzo étudie également cette activation des cinq sens par la liturgie dans les images médiévales, principalement les enluminures. Il précise que son intérêt est ciblé sur la traduction visuelle du son et les images de la synesthésie des sens, et non sur les représentations allégories des sens et de la musique. Il montre l’exemple d’une peinture à deux registres illustrant une charte (cartulaire, coll. J. Masson, École des Beaux-Arts) avec une Majestas Domini au registre supérieur et en dessous une mise en scène de la messe avec le prêtre encensant l’autel. Il semblerait donc que ce soit l’activation de l’odorat qui soit présenté ici, l’encens matérialisant la prière qui monte vers Dieu et crée la vision. L’odorat crée donc la vision, qui se matérialise au dessus avec la Majestas Domini, sorte de visualisation olfactive. Toutefois, malgré la mise en valeur d’un seul sens (l’odorat), on remarque certains détails qui prouvent la synesthésie : deux lampes sont représentées, ainsi que deux cloches, faisant intervenir la vue et l’ouïe et offrant un cadre synesthésique plus large. Et le résultat de cette synesthésie des sens est visible au registre supérieur : la vision divine apparaît dans toute son harmonie.
Psautier (BnF lat. 202508)

Un autre exemple présente cette importance de la synesthésie des sens activée par la liturgie : le folio IIv (psaume 140, verset 2) du manuscrit latin 2508 (BNF) réalisé à l’abbaye de Farfa (Italie) figurant le Christ en Majesté au-dessus de David et ses musiciens. La production du son musical monte vers la vision et entre les deux, Aaron et Melchisedec agitent des encensoirs de chaque côté de l’image. Encore une fois, la manifestation théophanique s’exprime grâce à l’activation synesthésique des cinq sens. L’idée d’atemporalité émerge aussi de cette image, puisque sont représentés le procédé : l’activation synesthésique des sens, et le résultat : la vision divine, dans un seul et même espace pictural.    
Antiphonaire (ms W 756, Baltimore)
Un troisième exemple issu d’un folio d’Antiphonaire de messe du XIIe siècle (ms. W 756, Baltimore, Walters Art Gallery) présentant l’antienne d’Introït pour la fête de l’Assomption, montre dans la lettrine G du Gaudeamus, une Vierge couchée les yeux fermés, au milieu de quelques apôtres, tandis qu’un personnage nimbé balance un encensoir sur le côté, détail rarissime. Au-dessus, le Christ en Majesté tient sur ses genoux l’âme de la Vierge, dans une sorte de Vierge à l’Enfant inversée. Éric Palazzo souligne que cette antienne est à attribuée à Grégoire le Grand qui l’aurait composée en 592 pour la consécration de l’église Sainte-Agathe à Rome. Toutefois, un porc malodorant est entré dans cette église peu de temps après et l’édifice se trouva alors déconsacré par l’irruption de cette mauvaise odeur ; sa reconsécration se fit grâce à une sorte de théophanie : une nuée recouvrit l’autel et une bonne odeur se répandit dans l’édifice. L’encensement du corps de la Vierge représenté dans l’initiale rappelle cette recréation de la synesthésie. Un lien s’établit en effet entre l’odeur, la vision et le son (neumes écrites sur la page de l’Antiphonaire). Cette image présente alors la synthèse de ce qui se produit au moment de l’exécution de la liturgie : l’activation sensorielle et son objectif final : la vision divine. L’atemporalité s’exprime encore ici par la juxtaposition du procédé mis en place et du résultat souhaité.    
 
• Ouverture de la recherche (interventions de Violaine Anger, Frédéric Billiet, Christel Cazaux-Kowalski, Vincent Debiais, Jean-Marie Fritz, Katarina Livljanic, Isabelle Marchesin, Michel Maupoix, Welleda Muller, Isabelle Ragnard) :
- réflexions sur l’atemporalité.
- les images présentent un modèle idéal en montrant une anticipation pour agir sur le bon déroulement de la liturgie. Dans cette perspective les images ne peuvent être réduites à des illustrations.
- problématique et importance du silence dans la liturgie, qui n’est pas une absence de son.
- activation de la mémoire par la combinaison de l’image de l’activation des cinq sens, de la notation musicale et de l’objectif théophanique visé.
- importance de l’imagination dans le syncrétisme entre sens sensoriels et spirituels ; différence entre l’activation réelle et imaginative des sens.
- place du touché et du goût dans la synesthésie des sens dans la liturgie. Le goût de l’hostie n’a pas fait l’objet de commentaires par les médiévaux. Le touché est omniprésent mais plutôt suggéré.
Welleda Muller